La fin du sacré

 

 

Remplacé par un sacré supérieur ?

 

Sylvain Durain se pose, comme moi, la question de savoir comment a été remplacé le sacré*. L’homme est brillant, très précis, son argumentation est solide et cohérente. Son travail est rigoureux. Il inspire la confiance.

   Il a parfaitement assimilé mon auteur préféré (après Shakespeare) et il revient sur le point le plus controversé de la théorie mimétique : que faire du sacrifice une fois que l’on est arrivé à la fin du sacré ? C’est le centre même de mon livre sur Jésus** : si Jésus abolit le sacrifice, que se passe-t-il après ? Ou dit autrement : quoi mettre à la place du sacrifice ?

   La réponse de Sylvain Durain est simple : « une autre forme de sacrifice », ou « le retour du sacrifice humain », qu’il qualifie de « sacré supérieur ». Il voit des sacrifices partout, et comme moi, il reconnaît que le « sacré archaïque » n’a pas disparu. Ce qu’il ne voit pas, en revanche, c’est que ce « sacré de substitution » ne marche pas, il a été démonétisé il y a deux mille ans, une fois pour toutes. D’un mal ne sort plus aucun bien. La violence n’est fondatrice de rien. Les révolutions, depuis plus de deux siècles, n’ont pas apporté le bonheur et la paix qui étaient promis. La fin du sacré est effective, et les soubresauts sacrificiels auxquels nous assistons sont des caricatures de sacrifices (avec de vrais morts quand même : attentats, guerres, ravage de la drogue, tout ce qu’on voudra). De ce point de vue, oui, nous assistons à une forme de « retour du sacrifice humain ». Disons plutôt : à une survivance du sacrifice humain.

   Nous continuons de fabriquer des « boucs émissaires » à la chaîne — le mot « bouc émissaire » est même devenu à la mode. Mais ce sont de faux boucs émissaires. Le bouc émissaire, dans les religions archaïques, avait pour fonction, par son sacrifice, de réconcilier la communauté divisée contre elle-même, après ce que René Girard appelle la crise d’indifférenciation. « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière », dit Caïphe, parfaitement sacrificiel, et c’est un spécialiste (Jean, 10, 50). Nous multiplions aujourd’hui les boucs émissaires, mais aucune réconciliation ne s’opère, preuve que le mécanisme sacrificiel ne fonctionne plus ! Sylvain Durain dit lui-même : « Après le sacrifice du Christ, tous les autres sacrifices n’ont plus cours ». Et il attribue ce phénomène au fait que la crucifixion est le plus sublime de tous les sacrifices… Jésus aurait obtenu la médaille d’or en termes de sacrifice. Sylvain Durain parle alors de « sacrifice supérieur ».

   De mon côté, j’ai essayé de montrer que le sacrifice de Jésus n’est remplacé par rien. En tout cas, rien de ce que nous (pauvres humains) ne connaissions déjà. Sylvain Durain dit que l’on peut se « régénérer » dans le corps sacrifié du Christ. Il décrit là un sacrifice classique. Je crois, pour ma part, que Jésus bouleverse plus radicalement le sens du sacrifice. Il dit qu’il n’en veut pas. Dans Matthieu, 12, 1-8, il cite Osée (6, 6) : « Si vous aviez compris ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice, vous n’auriez pas condamné des gens qui sont sans faute. » Non seulement Jésus rejette le sacrifice, mais il reproche à ses contemporains (et à nous par la même occasion) de ne rien comprendre, ou de ne rien vouloir comprendre ! C’est ce que fait Sylvain Durain, et beaucoup d’autres catholiques avec lui : il substitue au sacrifice traditionnel une autre forme de sacrifice (donc il ne l’abolit pas), il oublie que la seule substitution possible, c’est la miséricorde, ou tout simplement l’amour du prochain. Ce n’est pas faute que Jésus ait répété que son seul « commandement » était l’amour du prochain. Et il y en a qui cherchent encore le sens de son message…

   Toujours sacrificiel, et cohérent avec lui-même, Sylvain Durain en vient à admettre que le christianisme donne un sens « bon » à la souffrance. Alors que Jésus n’a fait, par ses miracles, que soulager les malheureux qu’il croisait sur son chemin des maux physiques dont ils souffraient. Il n’a jamais exalté la souffrance, ni ne l’a jamais « récompensée », et au dernier moment, la veille de sa mort, il supplie encore son Père pour qu’il éloigne « ce calice » !

   Comment, paradoxalement, le sacrifice a-t-il été remis en avant par les chrétiens ? Cela remonte à l’épître aux Hébreux. C’est ce que j’ai montré dans mon chapitre 13, au paragraphe La récupération du sacrifice et des violents. Cette remise en usage du sacrifice date de peu de temps après le passage du Christ. 2 000 ans après, nous courons toujours après le sacrifice et nous lui trouvons encore des vertus… Nous n’avons pas compris Osée, ni Jésus. Sylvain Durain parle de « grand remplacement sacrificiel », il a au moins le mérite d’être honnête. Mais il se trompe.

   René Girard, lui-même, était mal à l’aise avec cette notion de disparition du sacrifice. Jusque dans ces derniers écrits, il s’est demandé s’il n’existait quand même pas de « bons » sacrifices. Il prenait l’exemple de l’Eucharistie. C’est un exemple merveilleux. Mais il s’agit du sacrifice le plus minimaliste qu’on puisse concevoir. Voir mon chapitre 11 et La fête de la Pâque. Le sacrifice de la Cène est réduit à une bouchée de pain et une gorgée de vin. Il n’y a pas de sacrifice plus petit, plus doux, il n’y a presque plus de sacrifice du tout. Le partage remplace la souffrance, la communion se substitue à la violence. Il ne s’agit donc pas de sacré supérieur, mais bien plutôt de sacré inférieur, très inférieur, exécuté par le « plus petit d’entre les siens ».

   Cette inversion radicale du sacré est incompréhensible, voire insupportable à beaucoup. C’est pourquoi la conversion est une chose terrible, parfois effrayante. Sommes-nous de taille ?

   La logique bouleversante du christianisme, qu’on appelle à juste titre la Bonne Nouvelle, est à la fois très compliquée pour les esprits cultivés et très simple pour les enfants. Comment retrouver assez d’enfance en soi pour comprendre ce mystère ? 

** Qui dit-on que je suis ? Le mystère Jésus, L’Harmattan.


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