État de notre humanité
L’abaque*
L’abaque,
ou abacus, est un des tout premiers outils de calcul inventés par les hommes, vraisemblablement par les Sumériens
au IVe millénaire avant
Jésus-Christ. Cette invention est assez contemporaine de celle de l’écriture
cunéiforme en Mésopotamie. Elle est
la marque d’une (r)évolution extraordinaire dans l’intelligence humaine, qui
consiste à externaliser la pensée. Ainsi les traces laissées dans
l’argile séchée vont-elles conserver le « calcul » (au sens large)
effectué par les hommes.
L’origine est certainement liée à l’usage
comptable qui était fait : des troupeaux, des habitants de plus en plus
sédentaires, des récoltes, des troupes armées, bref de ce qui est nécessaire
pour l’organisation de la cité. L’écriture n’a pas été créée pour le plaisir de
la poésie — il suffisait de chanter pour cela —,
mais pour gérer le collectif. Le pouvoir en avait besoin.
Quelle
différence y a-t-il entre un abaque et un ordinateur ? Une différence de
taille et de commodité, tout au plus. Foncièrement, le principe est le même. Et
le désir de « maîtrise du collectif » reste le même. Il est normal qu’à
la dimension de la planète d’aujourd’hui, nos abaques soient devenus des data
centers gigantesques.
Assistant à la « révolution numérique » de la fin du XXe
siècle, Michel Serres, et quelques autres, se sont enthousiasmés devant la
perspective de voir le cerveau comme libéré des tâches « inutiles »
et répétitives pour ne plus se consacrer qu’à la création et à l’invention.
Las ! Nous devons admettre que la « maîtrise du collectif » l’a
emporté aujourd’hui sur les autres usages, comme à l’origine, et que la liberté
de création offerte aux humains est restée très contrôlée. Ceci est en partie
dû à la paresse et la lâcheté des individus, et en (plus grande) partie à
l’appétit de pouvoir des « maîtres du calcul ».
Ainsi
l’informatique, la troisième révolution de la civilisation (après
l’écriture et l’imprimerie), n’a-t-elle rien changé à nos
vilaines habitudes de domination de l’homme par l’homme, elle en a seulement
augmenté à l’infini (à l’échelle de ses moyens) les potentialités néfastes.
Le
progrès n’est plus à attendre — si l’on admet que l’on peut attendre quelque
chose du « progrès » — du recul de la violence grâce à notre
intelligence. Alors, comment ? Il faut probablement aller chercher du côté
de la conscience, et plus encore du côté du cœur. Une ONG, une association
caritative, le HCR sont plus utiles à l’humanité que tous les
gros bonnets de la Tech. Un prix Nobel de la paix est infiniment plus « efficace » qu’un
titulaire de la médaille Fields.
*
Primitivement, avant d’être des petites billes régulières esthétiquement fixées
sur des axes métalliques, l’abaque était fait de simples petits cailloux ronds
disposés sur des rainures entaillées dans une planche.
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