Shakespeare
Le sacrifice
évité
Les Sonnets présentent toutes les
singularités du conflit mimétique. Les trois protagonistes, le poète, sa
maîtresse et le jeune homme sublime, enjeu de leur dispute, forment un trio
infernal aussi explosif que dans Othello ou Un conte d’hiver.
Tout pousse à la violence, mais la résolution cathartique, classique dans une
tragédie, n’advient jamais.
L’originalité, pour ne pas dire l’exceptionnelle découverte des Sonnets,
repose sur cette résolution non sacrificielle du conflit mimétique. Dans
une tragédie ordinaire, la rivalité exacerbée aboutirait certainement à
plusieurs morts : soit celle du poète, soit celle de la femme désirée,
soit celle du beau et pur adolescent ─ de préférence
le beau et pur jeune homme, plus proche de la figure de l’agneau
expiatoire qui « change tout en
grâces »
(‘Thou mak’st faults graces’ ─ sonnet 96).
Mais rien de tel ne se passe « sur la scène » des Sonnets. C’est en cela qu’ils tranchent
radicalement sur le reste de l’œuvre de Shakespeare (hormis les derniers
« contes » qui s’achèvent sans sacrifice : Cymbeline
et La Tempête). C’est également en cela qu’ils sont une mine inestimable
pour qui veut comprendre l’œuvre globale de Shakespeare. Le
« scénario » des Sonnets ne suit pas le cheminement
psychologique classique, celui que l’on trouve presque tout le temps au théâtre
(comme dans les romans, d’ailleurs). Selon le schéma courant, qui est celui du
mécanisme mimétique le plus élémentaire et aussi le plus fatal, « le
modèle-obstacle [doit être] métamorphosé d’abord en idole, ensuite en
persécuteur abominable », admet René Girard. Ces deux figures sont
présentes dans les Sonnets, W.H. pouvant être l’une et l’autre. Ces deux
tentations transparaissent sous la plume de Shakespeare, mais elles
n’aboutissent jamais à une fin violente, et cela relève du miracle ! Les Sonnets
ne sont pas un drame sanglant mais l’itinéraire d’un homme exceptionnel qui
finit par se réconcilier avec lui-même ─ et presque avec
tous ses proches… De ce point de vue, ils ressemblent
bien davantage, dans leur forme comme dans leur développement, à
un roman qu’à du théâtre. La
« conversion » du poète, pour parler comme René Girard, est double. Il
quitte sa maîtresse avec un certain fracas au sonnet 152 :
‘I have sworn thee fair : more perjur’d I
To swear against the truth so foul a lie’
« J’ai
juré que tu es belle et je me parjure
Encore et dis qu’il n’y a pas plus vil mensonge
! »,
mais il a pardonné depuis longtemps à W.H. toutes les souffrances et les humiliations qu’il a subies (sonnet 125) :
‘Let
me be obsequious in thy heart,
And take thou my oblation, poor but
free,
Which is not mix’d with seconds,
knows no art,
But mutual render, only me for thee.’
« Laisse-moi
plutôt me soumettre à ton cœur,
Et reçois mon offrande, elle est humble
mais libre,
N’est pas faite d’emprunts, ignore
l’artifice,
Préfère le partage : moi pour toi et rien
d’autre. »
Et à la différence des pièces de théâtre, toutes inspirées d’œuvres
étrangères à Shakespeare (hormis La Tempête), le scénario des Sonnets
n’était pas écrit d’avance.

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